Transpoème

C’est toute une poétique de l’espace et du fragment qui informe la pratique sculpturale de Sergio Verastegui. Régie par le motif du double — notamment via le reflet spéculaire — et plus largement du multiple, elle se déploie à travers un ensemble d’objets (ready made ou spécifiquement fabriqués) et de matériaux divers (bois, tissu, carton, métal, miroir, cuir, etc.) selon des jeux de superposition, juxtaposition et autres assemblages participant d’une écriturefragmentaire et stratifiée, voire cryptée. Explorant le caractère fétiche de l’objet tout en le détournant, les œuvres de Sergio Verastegui rappellent le talisman, objet aux vertus magiques et occultes, nourri de croyances. Jalonnées de vestiges quasi archéologiques en proie à l’oubli et la disparition, elles renvoient à l’Histoire (notamment la colonisation) en même temps qu’elles (re)composent des histoires en perpétuel devenir. Fixes, tout en proposant une circulation entre elles, ces œuvres sont habitées par la transformation et le mouvement, le déplacement, comme l’incarnent les récurrentes peaux, mues et formes serpentines. Nature et culture, humain et non-humain s’y rencontrent, échafaudant organiquement des récits qui prennent la mesure des temps, des espaces comme des corps. En convoquant le réel et son double, ressuscitant ainsi la mémoire et la sensation de ce qui est révolu, absent ou perdu, Sergio Verastegui élabore une patiente reconstruction à la fois physique et virtuelle, historique et narrative, au(x) sens infiniment ouvert(s).

C’est sur le mode de l’enquête policière que Sergio Verastegui a mené son périple au Mexique, réalisé en 2016 grâce à l’aide à la recherche du Cnap, sur les traces de plusieurs « personnages »faisant écho aux notions de vivant, d’hybride et de transformation, et convoquant réalité, fiction et mythologie. Le premier d’entre eux est l’Hôtel Palenque : situé dans la ville du même nom et destiné aujourd’hui encore à accueillir les visiteurs des ruines maya visibles dans la zone archéologique voisine, l’hôtel datant de 1960, telle une « ruine à l’envers » pour citer Robert Smithson qui lui consacra un diaporama sonore éponyme (1969-1972), fut soumis à d’incessantes (re)constructions et destructions simultanées. Plus connu pour son alter ego fictif apparaissant dans Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño sous le nom d’Ulises Lima, l’écrivain et poète mexicain Mario Santiago Papasquiaro, à la langue composite évoquant la sculpture précolombienne, fait figure de second personnage dans cette enquête mexicaine. Le troisième et dernier personnage n’est autre que Xipe Totec, divinité du renouvellement cyclique dans la mythologie aztèque, représenté revêtu de la peau d’une victime humaine, symbole de la «nouvelle peau » dont il recouvrait la terre au printemps.

Ce processus de recherche a généré un grand nombre de notes, dessins et images composant un script hétérogène aux versions multiples, élaboré de manière fragmentaire et chaotique. Procédant de la spatialisation d’une écriture devenue illisible par un jeu d’accumulations par couches, la série Scalp se compose de vingt-trois dessins à la cire d’abeille comme autant de palimpsestes évoquant des peaux qui contiennent et encodent les traces d’un carnet de voyage décomposé et dispersé, selon une perspective indiciaire. Elle constitue le premier chapitre, présenté à l’occasion de l’exposition « (S)crypte » à la galerie Thomas Bernard du 26 avril au 2 juin, du « projet mexicain ». 

Concomitamment se déroule, aux Ateliers Vortex à Dijon, structure partenaire dans le cadre du programme « Suite », le second chapitre, à travers l’exposition intitulée « Transpoème » où est réuni un ensemble conséquent d’œuvres nouvelles fonctionnant de manière autonome, en grande partie produites grâce au soutien du Cnap. Hautement symbolique, le motif de l’escalier, typique des pyramides à degrés de la civilisation maya, y est central et omniprésent, voire matriciel. Tel un personnage, il s’incarne notamment dans une série de trois escaliers miniatures(à variantes échelle et escabeau) en fonte polie. Mis en regard de miroirs reprenant les dimensions du corps de l’artiste, ils fonctionnent comme les signes « mutants » d’une écriture codée à (rétro)projeter et réfléchir. Produite au Mexique, la série éponyme des Transpoèmesconsiste en un ensemble de cinq broderies colorées réalisées à partir de mots (essentiellement des substantifs ne renvoyant de ce fait pas à des actions mais évoquant néanmoins l’idée de transformation) extraits de poèmes de Mario Santiago Papasquiaro et agencés de sorte àdessiner une pyramide. Présenté à plat à même le mur, chaque pan de tissu ainsi brodéconstitue une mue adaptée à la forme d’un crâne, telle une enveloppe charnelle portant les traces énigmatiques d’une pensée qui se renouvelle. Conçue d’après la forme simplifiée d’une pyramide à degrés maya, une demi-pyramide construite en médium dans laquelle il est possible de s’engouffrer contient plusieurs éléments ayant accompagné le processus de recherche, fonctionnant comme autant de traces et d’indices, orientés à la fois vers le passé et le futur. Une collection de chutes et autres rebuts se retrouve par ailleurs reliée à une multitude de « bras » greffés à une main courante de trois mètres de long constituant elle-même une forme de chute d’un escalier : suspendue à 1,50 m du sol, la créature tentaculaire, tel un totem géant, apparaît comme un organisme vivant en voie de mutation.

Les Ateliers Vortex accueillent et présentent donc un large pan de ce « projet mexicain »d’envergure dont la fructueuse « récolte » semble propice à nourrir encore d’autres formes et récits mettant en résonance et en tension dialectique les notions de corps et d’esprit(s), de mémoire et de projection, de visible et d’invisible, de lisible et d’illisible, fondamentales dans tout le travail de Sergio Verastegui.

Anne-Lou Vicente

Transpoème, Sergio Verastegui solo show @ Ateliers Vortex, 2018.