(S)CRYPTE

Nous avons une ligne brisée, Amadeo, qui peut être beaucoup de choses. Les dents d’un requin, jeunes gens ? Un horizon montagneux ? La Sierra Madre occidentale ?

Roberto Bolaño

Pendant longtemps, ceux qui partaient au Mexique en quête d’un autre Occident, sur les traces de la destruction du monde précolombien ou pour comprendre les sources de la modernité, partaient avec le livre de Malcolm Lowry en poche, En-dessous du Volcan. Mais depuis quelques années, depuis 2003 sans doute, année de sa parution, c’est avec Les Détectives sauvages qu’ils s’en vont. L’auteur, Roberto Bolaño, amateur de causes perdues comme Lowry, en avait activé la transmission en plaçant en exergue de son livre un passage du Volcan : « Quiere usted la salvación de México ? ¿Quiere que Cristo sea nuestro rey ? – No. »

Dans ce livre basé sur la biographie de l’auteur et de son groupe – les poètes Infraréalistes –, on trouve, éparpillés, des poèmes attribués à la poétesse Cesárea Tinajero. Des poèmes visuels, consistant en une série de lignes – droites, ondulantes, brisées – dont le sens tourmente certains poètes et déconcerte les autres. Pour certains critiques, ces poèmes matérialiseraient l’impossibilité de la poésie selon Bolaño. Notamment parce que ce dernier s’y était plusieurs fois cassé les dents ; et parce que, selon lui, la poésie serait ailleurs : dans la vie, dans ses romans, dans ces petits dessins énigmatiques, dérisoires et flippants. Ailleurs, à la fois dans l’espace et dans le temps, et c’est pourquoi on pourrait ajouter : dans un futur à l’envers, qui nous viendrait du passé ; c’est-à-dire, par un de ces coups retors de l’histoire : dans la série d’œuvres aujourd’hui présentées par Sergio Verastegui. 

Les origines de cette série sont, selon l’artiste, multiples. Il s’agissait de mener un « projet mexicain » sur les traces des Infraréalistes et de Robert Smithson, en pays Maya. Mais ce n’est que récemment que le tas de notations rapportées de ce voyage, effectué en 2016, prit forme. De l’ordre du dessin quoique mobilisant plusieurs médiums, les pièces de cette série Scalp sont, et ne sont pas, des poèmes. On y trouve l’esperluette souvent utilisée par le poète Mario Santiago Papasquiaro (compagnon de route de Bolaño et personnage des détectives sauvages), des initiales, des acronymes, et d’autres annotations renseignant le projet mexicain littéralement tombé en ruines. Des tracés archaïsants, se mouvant entre différents régimes d’inscription – dessins, lettres, grilles ; mais pas seulement. S’y trouvent aussi des images, prises entre plusieurs couches de papier, et de la peinture. 

Parmi les anthropologues qui se sont intéressés à l’art des motifs ornementaux et décoratifs, plusieurs ont relevé l’importance d’un type de motif, dit apotropaïque, dont le but serait de neutraliser les démons en les attirant dans les méandres d’un dessin labyrinthique. La principale fonction du labyrinthe étant de séparer le monde des vivants de celui des morts. Alfred Gell écrivait ainsi : « Les motifs apotropaïques sont des pièges à démons, des papiers tue-mouche où viennent s’engluer les démons, les rendant inoffensifs. » Dans cette série de pièces de Sergio Verastegui, le piège est en cire d’abeille et attrape non pas des mouches mais des images imprimées, quoique le fonctionnement du piège laisse à désirer. En effet, les lignes parallèles qui finissent par se croiser, les crénelages par former des croix inquiétantes, tout comme les feuilles décollées de certaines des pièces, pourraient laisser penser que les démons n’ont pas été bien attrapés, que les images n’ont pu être enfouies et qu’elles remontent à la surface du temps, avec tous leurs fétiches et leurs langues cryptées. La surface n’est, en ce sens, pas seulement une surface d’inscription des gestes et des intentions de l’artiste mais une surface d’accidents, traversée par des événements organiques renvoyant les matériaux à leur temporalité « naturelle », débordée par les craquelures et autres micro événements telluriques. 

Plus loin dans le livre de Bolaño, après avoir comparé les lignes plate, ondulante et agitée aux états de la ligne d’horizon sur la mer, les détectives-poètes se risquaient à d’autres interprétations du poème de Cesárea Tinajero. Ils l’associaient tour à tour à la barque de Quetzalcóatl, à l’encéphalogramme du capitaine Achab, ou encore, au paradoxe du rectangle, le rectangle-conscience, le rectangle impossible d’Einstein… Attrapés par l’énigme des poèmes comme des démons dans un labyrinthe, la quête des personnages de Bolaño rappelle que l’interprétation de la poésie et de l’art est infinie. À sa suite, les pièces de Verastegui insistent, quant à elles, à situer ce dédale, l’espace de l’interprétation, qui sépare les vivants des morts, à l’aune de coordonnées à la fois historiques et culturelles. Qu’il s’agisse de Quetzalcóatl ou de Xipe Tótec, le dieu aztèque vêtu d’une peau humaine retournée, mythe que l’artiste situe à l’origine des pièces de cette série, la réflexion à laquelle invite Verastegui, loin de chercher d’impossibles formes universelles, convoque les vestiges et les hantises de civilisations vaincues, mais non pas disparues, du passé.

Annabela Tournon Zubieta

(S)CRYPTE, Solo Show Sergio Verastegui @Galerie Cortex Athletico, 2018.